Antoine Delarue
Paru dans la lettre de l'Observatoire des Retraites n°19 Mai 2013
Une économie centrée sur le partage du risque d’activité
L'économie informelle doit être distinguée du travail au noir ou de la fraude, car ce ne sont pas ses motivations essentielles.
Ce qui caractérise l'économie informelle, c'est la souplesse et vulnérabilité de ses unités productives, faites d’associations éphémères de travailleurs mobiles et d’apporteur d’équipement (bateau, véhicule, local, instruments, matériel, etc.…) autour de projet ponctuel (sortie en mer, transport, moisson, spectacle etc…) soumis à de très forts aléas économiques souvent d’origine climatique. La mortalité et la recomposition incessante de ces associations conditionne la réactivité et compétitivité du secteur d’activité dans son ensemble et finalement sa survie voire prospérité économique globale.
La relation entre les apporteurs d’équipement et les travailleurs mobiles ne correspond pas à la relation employeur – salarié classique. Les premiers ne se considèrent que comme des utilisateurs ponctuels de main d'œuvre, certainement pas comme des employeurs devant les prendre en charge dans la durée, tandis que les seconds tournent auprès d’utilisateurs successifs sans lien durable avec aucun d'entre eux. Le lien de subordination n’est au mieux que ponctuel. La relation est plutôt celles d'associés du moment partageant les risques de gain comme de perte, fonction des bénéfices globaux incertains de l’activité. La situation de "l'employeur" est souvent aussi fragile et précaire que celle du "salarié". La pêche en fournit une bonne illustration avec des revenus qui ne sont pas nécessairement faibles, mais irréguliers et des rémunérations « à la part ». L'industrie du spectacle, avec des équipes constituées pour le tournage d'un film à la rentabilité aléatoire constitue un autre exemple.
Inadaptation des régimes sociaux canoniques
L'économie informelle, organisée pour répartir des risques ponctuellement importants, n'est pas intentionnellement fraudeuse. Mais les régimes sociaux classiques sont inadaptés à ses modes opératoires, car ils présument l’existence d’employeurs acceptant de prendre en charge l’immatriculation et la collecte des cotisations de leurs employés. Or de tels employeurs n’existent pas ici. Quelque soit le niveau des cotisations demandées, les utilisateurs de travail mobile refusent de jouer à l’employeur et d’effectuer les formalités, mêmes déclaratives, y afférentes.
La Tunisie avait ainsi imaginé répondre à la précarité de ses pécheurs, saisonniers agricoles et employés domestiques, en abaissant à un niveau symbolique les cotisations sociales demandées à leur employeurs-utilisateurs. Ce fut un échec cuisant malgré le tapage médiatique autour d’une offre de couverture que ses promoteurs considéraient comme une aubaine pour les intéressés.
Une autre réponse usuelle à la non affiliation et non cotisation des travailleurs de l’informel est le renforcement des contrôles sur leurs présumés employeurs. Confiant dans la qualité de son système informatique bien rodé à l’enregistrement des cotisants et la gestion des ouvertures de droits des salariés du secteur dit moderne, le Cap Vert a imaginé étendre le dispositif à toutes les entreprises quelque soit leur taille. La traque s’est vite révélée épuisante et surtout contreproductive. La volatilité des entreprises gonflait le fichier d’entreprises éphémères s’acquittant de cotisations minimales ponctuelles. A la modicité des recettes supplémentaires collectées s’est ajoutée la complexité d’une gestion des droits devenant hasardeuse. Le centrage du système d’information sur l’entreprise hypothèque en effet le repérage des travailleurs mobiles évoluant de l’une à l’autre, d’où, selon les seuils retenus, soit des refus intempestifs d’ouverture de droits dégradant considérablement l’image de l’institution, soit la multiplication d’attributions quasi gratuites de droits.
Une troisième approche est celle de la mise en place de régime de travailleurs indépendants en bonne et due forme. Mais les travailleurs mobiles n’ont pas la permanence des indépendants établis (commerçants, artisans, professions libérales) qui exercent dans un local dédié facilement repérable et sont capables d’inscrire volontairement leur activité dans la durée par des cotisations régulières. Le mobile dont l’activité est incertaine, du fait d’aléa climatique par exemple, n’a pas la visibilité, ni sans doute le goût, d’un tel engagement.
En résumé, les travailleurs mobiles de l’informel ne sont ni des précaires, ni des fraudeurs, ni des auto-employeurs. Leurs utilisateurs ne se sentent aucune responsabilité individuelle à leur égard, mais sont généralement conscients de leur responsabilité collective dans la disponibilité d’une main d’œuvre acceptant de partager les risques d’activités hautement aléatoires.
Taxe collective pour le financement…
La reconstruction de leur couverture sociale s’appuie sur ce levier. Les utilisateurs de chaque secteur peuvent s’entendre sur l’instauration d’une taxe collective apportant l’essentiel du financement d’un régime social dédié à leur activité. La clef est de trouver un prélèvement à la source, simple à mettre en œuvre et à faire respecter, et appréhendant l’ensemble du secteur. Pour la pêche, ce sera une taxe sur le poisson débarqué ; pour les activités agricoles, des prélèvements sur les récoltes lors de l’enlèvement ; pour les activités de transports, un péage à la sortie des gares routières ; pour l’emploi domestique, une majoration de la taxe d’habitation, etc…. Ces exemples montrent que ces régimes seront nécessairement sectoriels et que leur réussite reposera sur la discipline collective que les utilisateurs de travail mobile sauront s’imposer. C’est le défi financier ! L’expérience montre toutefois que ces taxes collectives sont infiniment plus simples à concevoir et à gérer que des cotisations employeur traditionnelles, car elles ne requièrent aucune information sur le détail du travail mobile mobilisé.
.. et chèques-cotisation prépayés pour la comptabilisation des droits
Reste le problème, fondamental pour la retraite, d’instruire les acquisitions de droits individuels correspondants à ces rentrées financières. Le chèque-cotisations trois volets fournit une réponse suffisamment standardisée pour en minimiser le cout administratif.
L'employeur-utilisateur achèterait à la caisse de retraite des carnets de chèques comportant trois volets, un talon pour sa comptabilité et deux autres volets remis aux travailleurs mobiles à la fin de la journée et valant contrat de travail ponctuel. Le travailleur apportera à son rythme les chèques collectés auprès de ses différents utilisateurs, à la Caisse pour validation des droits. Un chèque journalier valant un point, le nombre des chèques remis incrémentera directement le compte points de l’intéressé, la Caisse et lui-même en conservant chacun un des deux volets afin d’assurer la traçabilité de l’opération. L'employeur pourrait aussi utiliser ses chèques pour lui-même.
Ce dispositif réduit à l’extrême, à savoir la simple remise d’un chèque, les obligations déclaratives de l’utilisateur de travail mobile, tout en permettant une comptabilisation à coût minimum des droits attribués, lesquels sont, par la technique des points, mécaniquement liés au volume de travail individuellement fourni.
Comparé au système canonique de cotisation, le prépaiement des chèques élimine par construction tout problème de recouvrement. Si la valeur de service du point pourra être commune aux différentes sections de travail mobiles (agriculture, pêche, etc..) mises en place, la valeur d’achat du chèque sera propre à chaque section et fonction du rendement de sa taxe affectée. Il faut qu’elle soit à la fois, suffisamment élevée pour dissuader les achats opportunistes de chèques, et suffisamment modique pour que les utilisateurs acceptent de les prépayer. Comme la taxe affectée représente l’essentiel du financement, ce pilotage fin reposant sur le suivi des volumes de points prépayés d’une part, validés d’autre part, devrait trouver une solution compatible avec une couverture de qualité.
Conclusion : un nouveau vecteur d’extension de la protection sociale
L’interprétation proposée de l’économie informelle explique l’échec des méthodes canoniques de sécurité sociale à couvrir des secteurs pourtant dynamiques et compétitifs. Elle ouvre aussi la voie à une approche alternative respectant sa logique productive et couplant acceptation de taxe collective et utilisation de techniques de prépaiement des cotisations.
Ce renversement n’est pas sans analogie avec l’histoire du téléphone mobile où l’introduction des cartes cryptées prépayées a fait sauter le verrou de la bancarisation préalable de ses utilisateurs. Souhaitons-lui la même réussite mondiale !